Je me suis souvent demandé pourquoi ma vie ressemble à une rivière de souffrances, toujours, toujours… J’ai accepté, j’ai subi une tyrannie sans âme, peut-être une malédiction divine qui m’enchaînait à subir comme femme, ce besoin d’être aimé par un homme, et beaucoup d’hommes sont de mauvais maîtres.

Mon père l’était, l’autre l’était, peut être une logique implacable de vécus, mais quelque chose en moi s’inquiétait en permanence, au-delà de toute raisons…

Lorsque j’étais enfant, un événement a continué à venir de temps en temps me visiter, je lui ai donné mille lumières, mais quelque intelligence restait introuvable.

J’avais six ou sept ans, nous étions plutôt pauvres, tous les matins en allant à l’école m’attendait une petite amie Béatrice, fille d’un commerçant du village, elle m’avait pris en réelle amitié, chaque jour elle m’emmenait à la boulangerie acheter des bonbons qu’elle partageait avec moi, je les gardais précieusement pour ma mère.

Bientôt, à travers elle, je pris conscience de l’argent, ces petites piécettes dans les mains de Béatrice devinrent de petits anges d’amour.

Ma mère, même sous le regard du Christ qu’elle adorait, restait clouée à sa tristesse, clouée sous la violence de mon père. Je pensais pouvoir porter un peu de paix et de soulagement à cette mère aimante et douce…

Je fis un pacte avec mon amie: elle me donnait la moitié des piécettes, plutôt que de me donner des bonbons, juste pour pouvoir acheter du bonheur pour ma mère.

Elle accepta ma requête. Je ne sais toujours pas quelles furent les conséquences de ce pacte, mon cœur se réjouissait chaque jour d’entasser ce «trésor » dans ma boite de crayons de couleur.

Cette petite fortune d’enfant resta toute l’année scolaire à l’école. Le dernier jour de classe avant les vacances d’été, je mis ma boite de crayons de couleur au fond de mon cartable.

La joie immense de réjouir ma mère frissonnait dans tout mon corps. A la moitié du chemin du retour, je ne sais toujours pas pourquoi, une noirceur de panique paralysa mes jambes, paralysa tout mon être.

Peut-être la peur que ma mère me soupçonnât de vol…Peut-être peut-être…

Juste à côté, là où je ne pouvais continuer ma marche, il y avait une maison en réfection, et devant, un énorme tas de sable paressait au soleil, attendant de servir.

Je m’approchai de lui, ouvris mon cartable, sortis ma boite de crayons, sans même un souffle je l’enfouis.

Que me reste-t-il? Juste la même « noirceur de panique ». J’ai fini par comprendre cet acte. Il m’a fallu des années pour découvrir l’autre « trésor » caché au fond de ma mémoire.

Tenace, précis, toujours aussi « vrai », il y avait un cauchemar qui depuis l’enfance me hantait. Je savais qu’il ne surgissait pas des brumes du sommeil, il surgissait du passé, d’une vie antérieure, non, plutôt, j’en suis certaine, de la mémoire d’une de mes ancêtres.

J’ai les yeux d’une de mes aïeules, les grains de beauté de ma grand-mère, les mémoires de certains vécus, de leurs vécus…

Il faisait nuit, la maison sombre, très peu éclairée, se taisait tout comme une femme brune. Elle portait une robe longue, par-dessus un petit tablier gris, qu’elle torturait de ses doigts.

Elle devait avoir une cinquantaine d’années, je la connaissais comme si elle était moi. L’épouvante dans ses yeux était dans les miens, la frayeur de son cœur était dans le mien. Je ne la regardais pas, j’étais en elle.

A côté, un homme noir comme la peur restait recroquevillée dans un coin, il était son mari. On entendait approcher des voix d’hommes, courant autour de la maison et de la campagne proche. Ces hommes semblaient chercher quelque chose, ou quelqu’un, ils finirent par partir, par disparaître.

Quand le silence s’installa, des larmes amères, épuisées, coulèrent sur le visage de la femme. Depuis des années, elle vivait plus que l’enfer, plus que l’horreur : son mari avait assassiné, des années auparavant, un homme du village.

Il l’avait enterré au fond du jardin. Sa femme l’avait vu creuser le trou, chaque jour elle devait aller au jardin pour cultiver ou récolter les légumes. A partir de cette nuit-là, tout avait basculé, elle ne vivait plus, ne semait plus, ne récoltait plus, que la terreur de voir ce crime découvert.

Comme ELLE, je cultive mes légumes, une paix immense m’accompagne lorsque je travaille la terre, une reconnaissance infime m’illumine quand je récolte ses richesses.

Dans ma vie, il y a toujours un homme recroquevillé dans un coin, qui, comme pour elle, m’a tout volé : ma paix, mon sommeil, ma santé. J’ai caché, enfoui, beaucoup de « cadavres ».

Tout comme cette boite de crayons de couleur enfouie dans le sable, d’autres boites restent en suspens, dans des jardins, me retenant dans la même peur.

Quelque chose de cette femme a traversé le temps pour s’inscrire dans mes cellules. Je n’ai pas été elle, mais elle parle en moi, je me souviens d’elle. Je sais maintenant, sans connaître le chemin emprunté, que mes épreuves de vie étaient les siennes.

Dans cette pleine conscience, je me dois de lui, de nous apporter le salut. Elle ne le saura peut-être pas, ou peut-être qu’elle pourra inverser le temps, venir me prendre dans ses bras, me consoler et m’aider à déterrer tous ces cadavres qui n’étaient pas les nôtres